Dictature Déterministe - Dictature Statistique

Pierre Petiot

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Dictatures déterministes


Dans les sociétés anciennes non-marchandes, les Pouvoirs avaient une optique déterministe et croyaient ne rien devoir laisser au hasard. Ils n’admettaient donc pas les contradicteurs.

D’ailleurs, quantité de Pouvoirs modernes ne tolèrent toujours pas la moindre opposition. Ainsi Lénine vers 1921 pouvait-il s’exclamer à la Douma à l’endroit de l’Opposition Ouvrière d’Alexandra Kollontaï : « Quelle opposition ? Il n’y aura plus d’opposition ».

Cependant, concrètement, rien n’est jamais aussi parfait ni absolu qu'on le voudrait, de sorte qu’une opposition statistiquement faible a toujours trouvé le moyen de s’exprimer, si bien que l’on peut dire qu’une dictature n’est jamais obéie que statistiquement.

Ainsi par exemple du Pouvoir de l’Église chrétienne dont l’Histoire du Moyen-Âge montre bien qu’il s’est trouvé assez d’hérésies pour le contester et on peut considérer comme fondée la remarque de Raoul Vaneigem selon laquelle : « le Moyen âge a été chrétien comme les pays d’Europe de l’Est ont été communistes ».

La raison de l’existence de cet écart entre les conduites et expressions absolument interdites mais pourtant pratiquement tolérées, est fort simple : toute répression requiert un déploiement d’efforts suffisamment important et coûteux pour qu’un Pouvoir ne puisse se résoudre à les mettre en œuvre que lorsque l’enjeu en vaut la chandelle, c’est-à-dire lorsque de son point de vue, les oppositions deviennent statistiquement significatives.

De sorte que l’efficacité réelle des Pouvoirs les plus absolus (les plus déterministes) n’est jamais, au final, que statistique.


Dictatures Statistiques


Dans les sociétés marchandes (anciennes ou modernes), les Pouvoirs sont en revanche de nature plus ou moins statistique. La racine de cette caractéristique provient de ce que l’être même du marchand est statistique. En dépit de l’avalanche de messages du genre « 4 U - for you » ou dans une forme plus antique, « Le client est roi », destinés à masquer la nature statistique de l’activité marchande, il est clair que ce qui fonde l’égalité des citoyens, c’est l’égalité des clients dans le calcul qui permet au marchand d’évaluer son bénéfice.

Ce qu’il est convenu d’appeler « individualisme » dans les sociétés marchandes, est évidemment un leurre de la même sorte que le « 4 U ».

Il devrait normalement sembler hautement comique à tout un chacun d’appeler « individualiste » une société dans laquelle, des foules de gens se précipitent à peu près aux mêmes heures dans les mêmes lieux publics pour acheter tous ensemble les mêmes marchandises ou services produits en série et essentiellement identiques, qu’ils vont ensuite séparément consommer de la même façon, enfermés dans des appartements identiques et isolés de l’inconvenante quoiqu’identique activité stéréotypée de leurs voisins par une cloison de quelques dizaines de centimètres.

Lors d’une promenade dans le bocage normand, je me pris à me représenter la vision qui s’offrirait de ce bocage si toutes les haies qui y bornent le regard disparaissaient soudain. Ce ne serait assurément, à perte de vue qu’une vaste prairie uniforme semée de vaches en train de paître. Un lieu absolument industriel, en tout point semblable à la plaine de Beauce. De même lorsque aux cours d’errances urbaines tardives mon regard vient effleurer la lueur des fenêtres aux façades des rues, je ne peux m’empêcher de songer à l’effroyable standardisation des décors et des conduites que révélerait la disparition impromptue des cloisons séparant l’identique vie de tous les habitants.

Pourtant les clichés perpétuellement renouvelés relatifs à l’individualisme et à la vie privée ne semblent faire rire personne et tous marchent d’un même pas pesant et grave le long des autoroutes de la même illusion, attendus qu’ils lisent tous les mêmes journaux (gratuits ou pas), ont sensiblement tous les mêmes idées neuves et personnelles et puisqu’ils emploient les mêmes mots et expressions issus du même verbiage journalistique et managérial.

Quiconque a un peu voyagé dans les pays pauvres en marchandise a pu remarquer que la dictature statistique qui s’exerce dans les pays riches en marchandises est beaucoup plus profonde et induit un conformisme beaucoup plus strict que celui qui résulte de la misère induite par les dictatures déterministes ou même par les règles traditionnelles les mieux ancrées.

Tandis que dans la Pologne communiste la liberté d’expression était totale, au détail près des pénuries permanentes d’encre et de papier, dans les sociétés marchandes avancées, chacun a tout loisir de s’exprimer bien plus librement selon les modalités les plus propres à garantir à la libre parole un impact statistiquement proche de zéro.



Production et contrôle industriels de l'opinion publique


En fait, il faut se représenter que l’opinion est produite industriellement selon les mêmes modalités que celles utilisées dans les autres productions industrielles, et qui sont appelées « contrôle statistique de processus », dont les principes sont à peu près les suivants…

Quoique déterministe par construction, il résulte généralement de la mise en œuvre concrète de tout processus de production un ensemble de marchandises conformes, mais aussi un ensemble de marchandises non conformes. Tout l’art du pilotage en la matière consiste à effectuer des prélèvements statistiques (des sondages) permettant d’évaluer au cours du temps la part de produits dont les caractéristiques sont comprises entre la borne inférieure et la borne supérieure de la norme applicable et la part de produits hors normes (et destinés au rebut, puisqu’il n’existe ni asiles ni prisons pour les marchandises invendables)

Lorsque la part de produits hors normes se met à augmenter significativement dans le cours du temps, les responsables de la conduite de la production doivent réaliser des analyses (analyses causales) afin de déterminer la cause de la dérive et de ramener le processus de production dans les limites prévues ou bien si cela ne se peut, de sorte à déterminer les nouvelles limites statistiquement praticables.

Dans le domaine de la production industrielle de l’opinion, l’appareil de production est constitué par les différents mass media, la publicité, le système éducatif, et l’essentiel de la production dite « culturelle » ou « intellectuelle ». L’évaluation des résultats de cette production est réalisée au travers des sondages d’opinion qui, faut-il le rappeler, ne sont évidemment pas commandités ni payés par des organisations de citoyens, mais en règle générale par ceux à qui ils sont utiles et qui, comme on peut le deviner n’en supportent les coûts que parce qu’ils ont l'emploi des résultats.

Lorsqu’une dérive significative de l’opinion est mise en évidence par les sondages, des analyses sont aussitôt entreprises et leurs conclusions sont réinjectées sous forme d’actions correctives ou de diversion dans le dispositif des mass media et de la production culturelle.

Ce processus de contrôle industriel est grandement facilité par la mise en œuvre de deux sources quasi inépuisables de leurres…

D’une part il est affirmé que chacun est libre d’avoir l’opinion qu’il veut. Ce qui signifie que toutes les opinions se valent en ce que - contrairement à ce qui se passe dans les sciences et les techniques, elles ne sont pas du tout tenues d’entretenir le moindre rapport avec la vérité. (Que le lecteur aventureux se hasarde à imaginer ce qui résulterait d’une technique – par exemple d’une médecine – entièrement pilotée par l’opinion…)

D’autre part, l’ensemble des pensées possibles à un instant donné est statistiquement déterminé par le langage et la syntaxe (publiquement) disponibles, qui de nos jours constitue pour l’essentiel une novlangue.



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Contrôle des dénominations


Comme les Chinois l’avaient observé un demi millénaire avant Jésus Christ, et comme les religions (chrétienne ou pas) n’ont pas manqué de le mettre en œuvre, un Pouvoir de quelque espérance de durée doit s’assurer le contrôle des dénominations. Seulement dans l’esprit impérial chinois (déterministe), le contrôle des dénominations visait naïvement à l’établissement d’un ordre public.

Il en va tout différemment dans un système marchand dans lequel l’ordre réel ne saurait être public (ce qui serait évidemment désastreux pour le commerce) et où le contrôle des dénominations doit permettre l’établissement de la puissance marchande qui se fonde sur la tromperie permanente et généralisée.

Cette exigence jointe à la nécessité où se trouve tout bureaucrate d’obscurcir la nature véritable de ses activités tant vis-à-vis de ses inférieurs que de ses supérieurs, a désormais produit une langue dont la fonction principale est l’anéantissement de toute perspective et de toute pensée de quelque conséquence.

Bien entendu, ce genre de tripotage lexicographique et syntaxique n’est pas nouveau et s’est trouvé utilisé par toutes les religions récentes (abrahamiques ou même bouddhistes ou taoïstes). Simplement, il n’est pas sans conséquences pratiques à la longue et il a désormais atteint ses limites (comme l’avait anticipé Orwell dans 1984) en ce qu’il se trouve maintenant en conflit ouvert avec les exigences du Réel.

Il est clair que le consommateur et le producteur ne sont nullement tenus de vivre dans le monde réel, mais seulement dans celui de la production et de la consommation.

Cependant, quoiqu'un peu de sorcellerie ait toujours suffit à en imposer aux hommes, en dépit des progrès constants des sciences et des techniques la Nature y reste obstinément rétive, ce qui comme chacun peut déjà le constater sans pour autant en croire encore ses yeux, ne va pas sans poser quelques problèmes de survie.



Vacillements


Il semble extrêmement difficile à l'esprit humain d'embrasser les deux visions, déterministe et statistique simultanément. Il lui est possible de prendre l'un ou l'autre des deux points de vue, mais la prise en compte des deux points de vue au même instant semble créer une sorte d'oscillation mentale assez comparable aux oscillations perceptives provoquées par certaines illusions d'optique, ou par les figures qui firent un instant la fortune de l'OpArt.

On peut en voir la trace ou le symptôme dans quelques-unes des oppositions fausses qui nous ordinairement aveuglent, comme les dualités individu versus espèce (et donc « inné » versus « acquis »), intérêt personnel versus intérêt commun et de manière plus fine encore dans ce fleuron de la physique quantique que constitue la célèbre dualité "onde-particule" (l'onde étant alors interprétée comme une « onde de probabilité de présence »).

C'est cette faiblesse de l'esprit humain qui permet au système marchand de rester en quelque sorte invisible à ceux qu'il domine, et au fond presque autant à ceux-là même dont il permet et justifie l'existence et qui en sont les moteurs et les acteurs.

Alors que les sociétés marchandes modernes ont beaucoup développé et utilisé les approches statistiques et probabilistes, il est surprenant de noter que ceux qui avaient formé le projet et qui avaient la volonté de s'y opposer ne s'y sont guère intéressé.

Au-delà de ce qui précède, quant aux vacillements de l'esprit lorsqu'il lui faut considérer en même temps les aspects déterministes et statistiques du monde, les prises de décision humaines fondées sur les probabilités et les statistiques sont souvent paradoxales. Ainsi tout homme raisonnable à qui l'on affirme qu'il a 99% de chances de se faire tuer par une automobile s'il sort de chez lui demain restera probablement sagement à la maison. En revanche le même homme raisonnable courra probablement dehors si on lui promet qu'il a 99% de chances de rester pauvre s'il reste chez lui. Et si l'on se plaît à lui présenter un mélange des deux situations, il n'est pas improbable que cet homme ne se précipite et ne meure riche.

C'est ce genre de faiblesse qui pousse les foules au jeu ou à des efforts inconsidérés au travail,dans l'espoir de faire fortune et qui en tout cas a fait celle de la célèbre niaiserie du « pari de Pascal » par laquelle l'espérance d'un bien infini de probabilité infiniment faible est posée comme forcément considérable plutôt que quasi nulle (la multiplication d'un infini par zéro ou bien la division d'un infini par un autre n'étant pas toujours mathématiquement définie).

C'est ce qui permet aussi aux sociétés « libérales » de laisser croire à leurs ouailles que chacun peut devenir riche (et donc que ceux qui n'y parviennent pas ne sauraient s'en prendre qu'à eux-mêmes – ou à leurs gènes) alors que l'évidence statistique prouve qu'il n'en est rien et que la probabilité pour un pauvre de devenir riche est très proche de zéro. Chacun y a sa chance, certes, mais cette chance est quasi nulle.

De même, la liberté d'opinion garantit aux démocrates que chacun à droit à la parole, quoique l'impact de cette parole soit effectivement nul. D'une part parce que la dite parole n'étant le plus fréquemment la répétition d'un prêt-à-penser ne fait en réalité qu'augmenter la fréquence du déjà dit et répété prêt-à-penser, et d'autre part parce lorsque tel n'est pas le cas, lorsqu'il s'agit effectivement d'une parole originale, elle ne se trouvera ni entendue, ni comprise, ni propagée – sauf, évidemment, si elle se trouve amplifiée par l'un des mécanismes de reproduction en vigueur.



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Récupération des mécanismes cognitifs


Il faut se représenter que la perception, comme les capacités d'apprentissage que nous a léguées l’Évolution s'appuient largement sur la fréquence des événements qui se produisent dans notre environnement externe ou interne.

Nous savons par expérience personnelle autant que collective que pour apprendre, il nous faut répéter. Mais nous savons aussi désormais par d'autres expériences que nos machines (réseaux d'automates cellulaires, réseaux de neurones) apprennent également par répétition. Ce n'est pas un hasard, ce n'est pas une contrainte, c'est au cœur même de l'apprentissage et en révèle la nature profondément statistique.

Du point de vue des chances de survie d'une espèce, il est évidemment plus favorable de percevoir, d'apprendre à identifier et de retenir ce qui est le plus fréquent plutôt que ce qui est le plus rare.

Nous avons appris des sciences cognitives que notre perception, pour la plus grande part, ne nous montre pas ce que nous croyons percevoir tel qu'il est, mais tel qu'elle le devine, l'anticipe, tel qu'elle le reconstruit. C'est sur le fond que crée cette activité permanente de reconstruction du réel, que finit par émerger, par se détacher ce qui n'est pas reconstruit, ce que la perception échoue à reconstruire : le nouveau.

Il est d'ailleurs difficile d'imaginer percevoir sans que ne s'effectue à tout instant – et au prix d'un effort raisonnablement réduit – cette comparaison entre un monde reconstruit qui est fils de l'ancien et le monde nouveau qui est justement l'objet et l'objectif de la perception.

La perception correspond à un transfert d'information (c'est-à-dire en l'annihilation d'un retard) entre un émetteur (le monde) et un récepteur (le corps et le cerveau). L'une des manières les plus économiques de transmettre des informations c'est que l'émetteur et le récepteur partagent un même modèle (raisonnablement pertinent) du monde, et que l'émetteur ne transmette que les différences qu'il a pu identifier entre le Réel et ce modèle du monde commun au récepteur et à l'émetteur. Modèle qui bien entendu évolue dynamiquement de part et d'autre de manière à intégrer les différences identifiées.

Mais bien entendu, dans le contexte de la perception (du vivant, donc), le monde, qui représente l'émetteur, n'a pas de modèle du monde et il n'est pas non plus un modèle du monde. Il est le monde ce qui est différent.

Autrement dit, en tant que tel il ne contient pas d'information car l'information n'a de sens – n'est définie – que dans le cadre d'un modèle. Et c'est bien pourquoi préalablement à toute perception, notre système perceptif doit projeter un modèle, de sorte que ce que nous percevons pour la plus grande part, c'est ce modèle, cette reconstruction et que le volume d'information nouvelle qu'il reste à analyser, identifiée et perçue par différence, est réduit au minimum.

Cette reconstruction du monde que produit l'activité perceptrice est fondée sur ce que nos perceptions antérieures en ont extrait de plus fréquent. En d'autres termes, nous voyons d'abord, le plus fréquemment et pour tout dire principalement ce que nous nous attendons à voir. De manière littérale et équivalente, on peut dire qu'en général nous re-connaissons le monde que nous percevons.

Il reste à décrire comment le nouveau est intégré à l'ancien ou si l'on veut, comment les modèles du monde initiaux se construisent dans notre cerveau. Les mécanismes sont désormais connus – pour une part au moins – et peuvent être décrits sous l'angle du darwinisme neuronal proposé par Gerald Edelman.

Autrement dit, le cerveau présente un ensemble de neurones et de connexion entre ces neurones hautement redondant. La fréquence des événements issus du monde extérieur stimule plus fréquemment que d'autres certains neurones et certaines connexions entre les neurones qui se trouvent ainsi renforcés tandis que les neurones et les connexions qui ne sont pas stimulés s'affaiblissent et-ou disparaissent. Autrement dit, des modèles du monde se construisent – ou se complètent – dans notre cerveau par l'effet d'une sorte de sculpture des fréquences issues du Réel extérieur (ou intérieur).

La dictature statistique vient parasiter, et pour mieux dire aveugler notre système cognitif par la reproduction permanente du même, par le simple effet de la répétition, de l'augmentation des fréquences d'occurrence des événements qu'elle produit industriellement et configure.

On pense d'abord à la publicité, à la propagande, mais ces deux aspects sont beaucoup trop voyants, bien trop facilement identifiables, pour ne pas être eux aussi pour une bonne part des leurres.

Non seulement notre attention perceptive est capturée par la publicité, mais tandis que nous sommes occupés à nous défier de ses insinuations, nous ne voyons pas que la véritable attaque vient d'ailleurs. Car au-delà de la reproduction automatisée des messages et des images, le véritable amplificateur des perceptions, c'est la société humaine elle-même, en tant qu'elle se construit et se reconfigure essentiellement par le mimétisme et la parole.

À moins de s'exiler pour longtemps de toute communauté humaine – en forêt, à la mer ou au désert – il est devenu impossible à quiconque dans le monde où nous vivons d'échapper aux nouvelles. Vous pouvez dans l'ardeur d'une saine diète, faire carême ou ramadan, vous pouvez même mourir de faim, mais vous n'échapperez pas aux nouvelles. Vous pouvez vous abstenir de toute lecture, de toute radio, de toute télévision, mais vous n'échapperez pas aux nouvelles. Car pas plus que nous ne pouvez échapper à vos semblables, vous ne pouvez davantage échapper aux nouvelles qu'ils portent.

Ce dont vivent les journalistes de tout poil, qu'ils soient de papier, de paroles ou d'images, ils l'émettent certes. Mais c'est la société toute entière qui le répète. Et c'est et non pas seulement, pas essentiellement dans la reproduction industrielle des textes, des paroles et des images, et des sons que se trouve l'amplificateur. C'est là que s'enracine l'efficace de la chose. La production industrielle des écrits, des paroles, des images et des sons n'est rien si la société humaine tout entière n'en répète les productions à l'infini et pour mieux dire – sans la moindre exagération – jusqu'à l'hallucination collective. Que l'on transporte l'ensemble des moyens de production et de reproduction de l'information dans un coin isolé du Sahara et toute sa puissance s'évanouit aussitôt. Rien n'est plus ridicule qu'un poste de radio ou de télévision allumé au milieu du désert. Rien n'est plus vain que des feuilles de livre ou de journal que le vent emporte.

Mais que l'on n'aille pas imaginer que la question se réduise à ce qu'il est convenu d'appeler « les nouvelles » ou « les informations ». De cela aussi, tout comme de la publicité, nous nous défions instinctivement, à ceci près que nous n'avons pas le choix, car toute la vérité du monde est dans les nouvelles, attendu qu'il n'y en a pas d'autre. Les médias de masse sont depuis longtemps devenus nos organes des sens et il reste bien peu de ce que nous savons, que nous ayons élaboré à partir d'expériences directes. D'ailleurs, depuis longtemps aussi, nous en sommes venus à ne plus croire à la vérité de ce que nous vivons et expérimentons par nous-mêmes.

Il est donc absolument dangereux et à moyen terme tout à fait désastreux que ce qui constitue désormais nos organes des sens soit parasité par les fréquences d'événements qui n'ont plus rien de naturel et qui pour la plupart n'entretiennent plus aucun lien vérifiable avec le Réel. À quoi il faut ajouter que le choix qui est fait en amont de la publication entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas nous échappe totalement et reflète essentiellement les impératifs de rentabilité des industries chargées de la production de l'opinion.

Bien plus profondément encore, c'est par la totalité des productions humaines, désormais pour l'essentiel industrielles, que se propagent les nouveautés. Ce terme de nouveautés qui était largement utilisé au siècle dernier pour désigner les productions à la mode, pour frivole et désuet qu'il puisse désormais paraître, nous rappelle que la mode c'est aussi la manière. Cette « manière » illustre le fait que chaque objet répand autour de lui son mode d'emploi, c'est-à-dire un pan de mode de vie qui lui est associé. Répandre des objets, c'est indissolublement répandre et régler des conduites.

Et de tous ces objets au bout du compte on parle. Ils font langage. Il existe désormais une foule d'objets quotidiens qui n'ont plus de noms autochtones dans un très grand nombre de langues du monde. Mais il faut pourtant bien en parler puisque tout usage est essentiellement collectif.

Bien entendu, nous sommes « libres ». Libres de ne pas utiliser une voiture, le chemin de fer, l'avion ou le bateau. Libres d'utiliser ou non l'électricité ou le gaz. Libres… À ceci près que 99,99% d'entre nous utilisons les facilités en question. Libres comme nous le sommes tous dans les dictatures statistiques à l'issue d'un vote quotidien si unanime et si massif qu'il ferait frémir même un dictateur. Libres donc à ceci près que l'industrie est fille du rite.

La dictature statistique nous tient par nos pensées, par nos paroles et par nos actes, par des fils autrement plus profonds et tenaces que les dictatures déterministes. Car son pouvoir repose en définitive sur le parasitage et l'exploitation des capacités élaborées par la Vie au cours de près de 4 milliards d'années d'évolution. C'est bien pourquoi aussi elle parvient si facilement à se faire passer pour « naturelle ». Et c'est aussi pourquoi en dépit de cet air « naturel », nous sentons toujours confusément le mal, sans jamais en pouvoir identifier la source.



Sur la source en question, il faut bien le dire, par une étourderie de méthode, on s'est beaucoup trompé. On s'est trompé à un point qui devrait faire frémir. On a pointé du doigt « la science et la technique », « la techno-science », « le système technicien »… Bref comme on pouvait s'y attendre chacun s'est jeté avec la précision requise sur les leurres désignés à la vindicte publique. On s'est beaucoup trompé, certes, mais pas n'importe comment. Et comme il en va le plus souvent avec les leurres, on a beaucoup regardé la Lune, au lieu de regarder le doigt. L'histoire devrait pourtant nous avoir enseigné qu'il ne s'agit pas de brûler les sorcières, mais l'Église.

Il est d'ailleurs fort heureux que les sources de la dictature statistique ne soient – en elles-mêmes – ni la science, ni la technique, car où que l'on tourne le regard, on ne parvient pas à découvrir une espèce d'hommes qui n'aient établi, qui ne veillent à accroître et à transmettre un savoir commun, pas plus qu'on ne saurait rencontrer de troupes d'hommes qui n'useraient point d'outils. Faut-il rappeler cet exemple : les langues sont des outils. En fait, pas plus qu'il n'est possible à un homme de s'arrêter de penser, il n'est possible à un homme de ne pas savoir et de ne pas user d'outils. Son corps et son cerveau sont faits pour la technique et le langage.

Le problème n'est pas en soi l'émergence de nouvelles connaissances et de nouvelles techniques, mais la reproduction incontrôlée de leurs emplois. Contrairement à ce qu'affirme Gunther Anders, tout ce qui peut être produit n'est pas produit. Les cimetières de la technique sont pleins d'inventions et de procédés souvent parfaitement fonctionnels mais qui n'ont pour autant jamais fait l'objet d'une reproduction industrielle. Ces inventions et ces procédés là, ne polluent pas et ne dérangent personne parce que ce qui ne fait pas nombre d'une manière ou d'une autre, ne pollue ni ne dérange guère. Mais bien peu de gens savent ce qu'il en est. Ma vie laborieuse toute entière a consisté à développer des logiciels et des systèmes généralement tout à fait fonctionnels, mais qui n'ont jamais été reproduits ni utilisés. Je n'ai jamais eu pour autant la sensation d'être une exception ni même d'avoir été particulièrement malchanceux. Tout comme au repas du Seigneur, quant à ce qui touche aux résultats de la Recherche et Développement il y a beaucoup d'appelés mais bien peu d'élus.

En revanche, les élus font des petits. Ils en font beaucoup. Cela s'appelle l'industrie. Qui décide de qui sont les élus et de ce qu'ils feront des petits ? Le Seigneur, de toute évidence.

Car il n'existe aucun contrôle démocratique sur ce que doit ou ne doit pas reproduire l'industrie. Depuis les débuts de l'âge des Lumières, l'axiome a été et reste que ce qui se vend ne saurait être que bon puisque cela se vend. À peine en excepte-t-on – « moralement », pas dans les faits – les drogues et les armes… Le marché comme on sait est un mécanisme de vote permanent où les utilisateurs approuvent ou désapprouvent à chaque instant en leur âme et conscience les produits et les services. Force est pourtant de constater que pour l'essentiel ils approuvent seulement et seulement les produits et les services que l'on propose à leur approbation. Force est de constater aussi que l'orientation de leur approbation est fortement stimulée par la publicité (et quelques autres moyens moins apparents mais pas nécessairement de moindre efficace).

Ils se plaignent parfois un peu de l'envahissement de la publicité… Sans pour autant noter que le volume des ressources consacrées à orienter leur libre choix a fini par atteindre un ordre de grandeur assez proche de celui des ressources des États. On les entend se plaindre des impôts, des « prélèvements obligatoires », mais de ce qu'ils paient le coût de la concurrence et de la publicité, jamais. Et pourtant, ne devrait-il pas leur sauter aux yeux que ce qui leur saute aux yeux parce que fait pour leur sauter aux yeux et qui est là, partout, si répandu et si envahissant, doit tout même bien finir par coûter un peu cher ?

Ils se sont si bien accoutumés à vivre sous la dictature, à être privés de tout pouvoir sur leur vie, qu'ils s'attendent à ce que ce soient les techniciens et les scientifiques et non pas eux-mêmes comme il devrait pourtant apparaître à de fermes démocrates, qui prennent les décisions relatives à l'existence ou à la non-existence des produits qui leur sont proposés sur le marché et qui au final constitueront pour le meilleur et pour le pire, leur monde. La délégation de pouvoir leur est devenue si instinctive qu'ils ne remarquent même pas qu'en la matière ils n'ont jamais eu quoi que ce soit à déléguer. L'approbation ne leur est pas contrainte, elle est simplement devenue automatique à plus d'un titre, inconsciente.



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LOUP-GAROU - 2012